La compassion

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La compassion se fait de plus en plus rare dans nos sociétés industrialisées, même dans les lieux de souffrance où l’on s’attendrait à la rencontrer : les professionnels de la santé, les assistants sociaux, le personnel carcéral, etc., sont souvent les premiers à déplorer le manque de personnel et donc de temps nécessaire à… la compassion ! Les critères dominants étant aujourd’hui « rapidité et rendement », elle est d’emblée considérée comme un luxe, une perte de temps quasi indécente, voire même évacuée des processus de formation sans qu’on y prenne garde.

Pourtant, si la compassion est bien la forme incandescente de l’amour, on peut dire qu’elle se tient au cœur de toutes les grandes religions, et probablement de toute philosophie humaniste. Quelles que soient les divergences doctrinales, la multiplicité des pratiques et la diversité des anthropologies propres à chacune, on finit toujours par se retrouver lorsqu’il s’agit de la relation interpersonnelle : l’être humain dans sa vulnérabilité, son dénuement, sa souffrance semble pouvoir mobiliser en tout croyant — en tout humaniste — le meilleur de lui-même, lui révélant des trésors de sollicitude insoupçonnés.

Mais pourquoi s’intéresser à la compassion au lieu de s’en tenir au précepte bien connu de l’amour ? C’est qu’il y a dans la compassion quelque chose d’imprévisible, d’irrépressible, d’inconnu même : on est « pris de compassion »… Par qui ? « Qu’est-ce qui nous prend ? » Qui nous prend ? Nous n’avons pas été consultés. Nous sommes pris… au dépourvu. Un courant, venu d’Ailleurs, s’établit avec autrui, que nous n’avions pas programmé et qui peut même nous irriter. Une telle expérience touche au plus intime de la vie spirituelle la moins égocentrée : cela vaut la peine d’y réfléchir.

La prévention contre la compassion se met en place dans la foulée d’une expérience négative : « On ne m’y reprendra plus ! ». Le soupçon est le même que pour l’amour dans ses expressions les plus simples : l’autre va en profiter, je dois donc me protéger contre la perversion ; ou bien l’autre se complaît dans le rôle de victime, alors j’évite de m’investir ; ou encore l’autre ne mérite pas l’amour, encore moins la compassion, je ne vais pas me laisser attendrir ! Mais là où l’on s’est fermé à l’amour — pour d’excellentes raisons, souvent —, il arrive que la compassion, elle, se fraye un chemin. Comment s’y prend-elle ? Comment parvient-elle à faire tomber les résistances à la fois psychiques et
spirituelles ? Il convient au préalable de les repérer et de les nommer.

En outre, il faut mentionner un lourd héritage : la tradition chrétienne a trop souvent prôné la compassion pour les malheureux au détriment du combat pour la justice. On cantonnait le « royaume des cieux » dans l’au-delà, en pervertissant la première béatitude : « Heureux les pauvres car le royaume des cieux est à eux » — notre amour et notre prière pour vous sont de tout repos puisque de toute façon votre récompense vous attend là-Haut. Voilà pourquoi on rejetait la compassion il y a quelques décennies : on y voyait le moyen utilisé par certains pour empêcher autrui de se battre et d’accéder à la justice. La compassion opium du peuple, en somme ! Ainsi le héros d’un roman de Dostoïevski s’interdit la compassion qu’il considère comme une faiblesse susceptible de renforcer la soumission à un ordre social injuste.

Il s’agit donc de repérer à quel moment la compassion est utilisée comme prétexte pour ne rien changer : « Votre situation de dénuement est votre ascèse ! ». L’approche bouddhiste de la compassion peut apporter un éclairage important : comment le bouddhisme intègre-t-il son idée d’accepter les choses comme elles sont à sa vision d’une compassion qui, elle, change les choses ? Et comment peut-il concilier son invitation au détachement avec l’importance qu’il accorde à la compassion envers tous les
êtres ?

Une compassion agissante, telle est bien la fine fleur de notre héritage juif. La Bible hébraïque, et le judaïsme dans son ensemble se méfient des belles déclarations : la compassion, comme la justice, la vérité, etc., n’a tout simplement aucun contenu sans les actes qu’elle génère ou inspire. Elle est inséparable du respect pour autrui, de la lutte pour sa dignité et ses droits. C’est à ses fruits que l’on voit son origine divine. Dans le Talmud, on la voit émerger du terreau fertile du combat pour la justice.

On retrouve dans les évangiles le même accent sur la fécondité visible de la compassion. Mais par rapport aux notions de pitié, de miséricorde, de charité — mots qui figurent également dans les textes —, la compassion apparaît comme quelque chose de tout à fait spécifique, qui se dit exclusivement avec un verbe – « être pris aux entrailles » — et qui se dit exclusivement de Jésus. Il s’agit donc de cerner une telle spécificité, de voir pourquoi on ne peut ni contraindre ni même exhorter à la compassion. Il se pourrait qu’on touche là à l’identité — au fondement de toute éthique : qui suis-je pour être pris-e ou ne pas être pris-e de compassion ? Dans la mystique chrétienne orientale, ne dit-on pas qu’ « aimer son prochain comme soi-même », c’est essentiellement aimer son prochain comme étant une partie de soi-même — la partie « christique », en somme ?

Lytta Basset