Lumière

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Juste après l’accident, chaque soir, je suis passé à l’hôpital, en coup de vent, après le travail. Je la faisais manger. La relation alimentaire est ce qu’il y a de plus fondamental. C’était bien le juste retour des choses, après tout. J’essayais d’entretenir un semblant de conversation. Voyage chaotique au milieu des bribes de passé, des lambeaux de souvenirs dans lesquels – sensation des plus pénibles – j’essayais vainement de la suivre : inlassables tentatives de reprendre les incohérences, de prouver la raison contre le délire. Pourquoi s’infliger cet effort déchirant, et apparemment inutile ? Renoncer… Beaucoup ont renoncé. Et je serais le dernier à leur en vouloir.

Pourtant, je sais, je sens, que ce n’est pas vain, pas inutile.

A cet effort, il y a mieux qu’une raison ; il y a une justification. On est là, assis à côté de cette petite vieille racornie, qui pourtant vous a porté dans son ventre, qui vous a langé, nourri, embrassé, calotté, et qui déconne à pleins tubes dans ses draps proprets ; vous voilà rassuré, finalement, par ce surréalisme dément qui semble un gage d’analgésie existentielle. Vous êtes presque apaisé et résigné. Et puis cette vieille petite main tachée de son vient chercher la vôtre, posée sur le bord du lit, la presse tout à coup, et l’entendez vous dire : « Tu sais, j’aime bien quand tu viens ».

Et tout ça vous remonte dans les yeux, dans la gorge, à gros bouillons muets et secs, et vous embrassez ces joues parcheminées, vous ne savez plus si vous êtes le père ou l’enfant de cette figurine fragile, décharnée à qui vous bredouillez « à demain ». Comme si demain avait un sens ; comme si hier, il y a vingt ans, dans trois mois voulait encore dire quelque chose…

Et vous vous tirez vite fait, comme un voleur, dans le flou de vos larmes enfin sorties que vous laissez couler sans vergogne devant les infirmiers, les toubibs, les visiteurs attardés, et les malades qui tirent leur clope en fraude, près des ascenseurs.

Cette morsure-là, ce flash d’amour brut, c’est votre assurance contre l’indifférence. C’est pour ça que ça fait tant de bien.

C’est aussi un petit coup de projo vers le futur. Votre futur. C’est pour ça que ça fait tant de mal.

Jacques FABRE
www.jakolarime.com

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